La fracture

Publié le par arille

Des amis m'avaient dit que les accidents n'arrivaient pas par hasard. Ils arrivaient quand vous n'en pouviez plus. Vous étiez alors envoyé à l'hôpital non sans avoir souffert le martyr aux urgences pendant des heures. L'accident vous révélait la vérité sur vous-même et sur le choix de vie aberrant que vous meniez avant. L'accident était toujours idiot, imprévisible, mais comme déjà dit, il n'arrivait pas par hasard. Autrement dit, il vous révélait votre idiotie et c'était une chance à saisir pour en sortir, si tenter d'en sortir n'était pas une autre idiotie.

 

Une seconde avant l'accident j'étais en train de rire et de faire le pitre. Je prenais des selfies avec ma petite Ella. Nous nous balancions sur une grosse balançoire hamac, elle sur mon ventre. Mon mari nous poussait un peu fort. J'ai voulu freiner et mon pied s'est retrouvé coincé entre le sol et la balançoire. Juste après, je n'ai pas pu poser le pied par terre. J'ai pensé que j'avais une entorse. Je suis allé travailler le lendemain, je suis allé au sport. Lors de l'échauffement en faisant des pas chassés je me suis fait mal mais j'ai réussi à faire quelques montées et des figures. Au bout d'une semaine, j'ai passé une radio qui a montré une fracture spiroïde du péroné, qu'on appelle la fibula parce que c'est quand même plus classe en latin. Le docteur qui a effectué la radio m'a appelée alors que j'attendais les résultats dans la salle d'attente et a voulu que le monsieur assis à côté de moi vienne aussi. Mais il n'est pas venu car on ne se connaissait pas, le médecin a paru déçu. Et là, à deux pas des portes de la salle d'attente, ennuyé de me dire que j'avais une fracture, il penchait la tête en insistant pour que je ne reparte pas seule.

 

Ensuite, mes amis sont venus me voir et c'était chouette. Beaucoup de gens ont pris de mes nouvelles. Certains me conseillaient de prendre des produits "un peu chers" mais utiles pour mon problème comme de la silice ou d'autres substances inattendues. Ces substances, mes amis prenaient la peine de les écrire sur des papiers, des textos, des mails. Les seules substances que j'ai prises pour renforcer mes os ont été du roquefort et du chèvre en alternance avec du chocolat et du thé. A quel point les gens sont têtus c'est inimaginable, ils s'imaginent que vous êtes obtus en refusant d'acheter leurs remèdes non conventionnels. Quitte à prendre du placebo, autant le choisir soi-même. Du reste, ma petite Ella m'embrassait tous les jours le pied pour le guérir et mon chien posait délicatement sa tête dessus quand je m'allongeais sur ma chaise longue au soleil.

 

Mes amis pensaient que je m'ennuyais. C'est loin d'être le cas. J'ai des centres d'intérêt en stand bye pour plusieurs vies, des conférences à écrire, des projets de loisirs créatifs à profusion. des perles attendent d'être montées, des échevaux d'être transformées en pelotes et les pelotes d'être transformées en pull, en mitaines, en ponchos. Des objets en métal collectés attendent d'être émaillés, des carnets et des stylos attendent les histoires, les nouvelles et les romans à écrire. Des caisses de photos attendent d'être classées, les tissus en fourrure, en satin et en jean attendent d'être transformés en vêtements superbes, les recettes innombrables attendent les ragoûts, les beignets, les verrines délicates. Les vieux jouets de mon enfance attendent que je décide de leur sort en me regardant avec leurs beaux yeux de verre. Les cailloux ramassés, les coquillages récoltés, les bois et les lichens se cachent pour éviter le coup de folie raisonnable qui emplirait un gros sac poubelle. Les enveloppes attendent les lettres de remerciement qui attendent d'être écrites et envoyées. Sans compter les rangements à faire dans la maison, les tris, les vêtements d'hiver à mettre en cartons, les vêtements trop petits à trier et à garder pour une autre occasion ou à donner. Les sketchs de clown à écrire et à préparer avec les costumes et les accessoires. Les amies lointaines à rappeler. Les priorités à décider entre tout ça. Et aussi, puisque je suis là, chez moi, que ma famille pense que je suis entièrement disponible, c'est vrai, qu'ai-je d'autre à faire que me reposer en mettant soigneusement mon petit pied en hauteur sur un coussin douillet, les repas à préparer, la table à débarrasser, les films d'animation à regarder en anglais avec la petite en traduisant au fur et à mesure.

 

Aussi je décidai de continuer à aller faire le clown tous les lundis. Là, on se fichait de ma tête et de mon pied, on me bousculait presque, on me faisait rire et je buvais une bière ou deux en mangeant des chips. Ni les béquilles ni la fracture n'attendrissaient personne, c'était rafraîchissant.

 

Après un mois et demi de ce régime étrange pendant lequel j'étais présente tel un hologramme pour le bureau puisque je répondais aux questions sans avoir ni documents ni logiciel sous les yeux, le temps de se lever était venu. Oui, car je circulai dans la maison sur une chaise de bureau à roulettes de façon à pouvoir transporter un bol de thé, une enfant de deux ans, un plat sortant du four, trois livres, un ordinateur et d'autres objets indispensables à mon bonheur. Le docteur donc, un jour, m'autorisa à poser le pied par terre ! Joie ! Je gagnai en grandeur et en dignité d'un coup ! Il faut dire que j'avais beaucoup perdu en la matière puisque je rampais dans les escaliers afin de gagner du temps et de réduire les risques en abaissant mon centre de gravité. Debout ! Le premier jour fut euphorique , le deuxième joyeux et le troisième me laissa exsangue et découragée : je n'avais plus que six jours pour marcher normalement avant de reprendre le travail et je me traînais lamentablement à la vitesse d'un escargot.

 

Il manque une chute à cette histoire.

Publié dans UNE HISTOIRE VRAIE

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R
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H
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A
Super! ton écrit et heureuse de savoir que tu remets le pied parterre! Bises<br /> Marie-Jeanne
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K
Hello,<br /> Tu ne peux t'imaginer le plaisir éprouvé à te relire :)<br /> Des bises du nord ! (et ton histoire se suffit à elle-même, point besoin de chute (elle n'est même pas nécessaire pour expliquer la fracture))
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